D’abord, les Espagnols éliminent les Arawaks, le peuple amérindien qui occupe Hispaniola à l’arrivée de Christophe Colomb. Ils les remplacent par des esclaves africains. La France prend le relais et, en 1789, la colonie compte 570 000 habitants dont 510 000 esclaves, 22 000 Noirs et métis affranchis et 35 000 Blancs. Les débuts de Haïti sont une accumulation de malheurs.
Son histoire moderne commence dans les séditions du XVIIIe siècle, en France comme sur l’île. Le soulèvement des esclaves en 1791 aboutit à l’interdiction de l’esclavage par la Convention, en 1794. C’est l’œuvre de Toussaint Louverture, esclave affranchi et lui-même maître de nègres, rallié aux chefs noirs avant d’en devenir le général. C’est à partir des malentendus de la libération que se met en place le système haïtien des rivalités, et l’imaginaire politique qui l’accompagne, encore actif maintenant.
Les mulâtres, jaloux de l’influence qu’ont gagnée les Noirs, déclenchent en 1799 avec un général français une guerre civile atroce que Toussaint remporte dans des flots de sang. Quand Bonaparte envoie le général Leclerc assurer le drapeau français sur Port-au-Prince et y restaurer l’ordre colonial, esclavage compris, Jean-Jacques Dessalines, à la tête des Noirs armés par les Américains, reprend le combat de Toussaint (déporté au Fort de Joux, à Pontarlier). Il repousse les troupes françaises et proclame l’indépendance (1803). Il en coûte à la révolution haïtienne un massacre et des cruautés inouïes. Un tiers de la population noire de 1789 a disparu en 1804, de même que 45 000 soldats français, et 10 000 colons. La fièvre jaune a aussi fait son œuvre.
Il en coûte surtout une dynamique de la vengeance qui ne s’arrête plus car aucun des hommes d’Etat qui se succèdent après l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines («l’empereur Jacques 1er») par ses rivaux mulâtres, en 1806, ne parvient à fonder un Etat assez solide pour l’endiguer et la surmonter. Haïti reste donc une organisation pré-étatique où domine le rôle archaïque du «grand homme», le «gwo neg» dans sa version locale, un chef dont l’autorité est reconnue s’il peut procurer à son entourage les moyens de la vie et de la survie mais qui lui est retirée dès lors qu’il ne le peut plus, ou ne le veut plus – ce dont Aristide fait l’expérience aujourd’hui.
Le ressentiment inscrit dans la rivalité raciale et sociale et le besoin de l’homme fort protecteur sont les deux plaies de Haïti. Pour le militant démocrate d’origine haïtienne Yves Saint-Gérard, elles sont à l’origine des trois dictatures populistes qui ont défilé à Port-au-Prince depuis cinquante ans, toutes identiques dans leurs mécanismes. Ainsi, dit-il, le parti pris des Noirs de François Duvalier est équivalent au parti pris des pauvres de Daniel Fignolé ou de Jean-Bertrand Aristide. Tous trois «s’adressent à une seule et même clientèle figée dans le traumatisme colonial». Comme eux-mêmes ont souffert de l’arrogance des élites traditionnelles, ils sont obsédés par cette idéologie victimaire des «pitit-soyèt» (fils du peuple). «Leur divergence politique n’est qu’apparente: si Duvalier souhaite mobiliser les pauvres Noirs contre les riches mulâtres, Fignolé préfère opposer riches contre pauvres, prolétaires contre bourgeois. Trois décennies plus tard, Aristide fait une synthèse des deux quand il donne la priorité à l’épithète «pauvre» et prétend mener sa lutte en faveur de ces exclus (noirs) qu’il mobilise contre les «patrie-poches», les bourgeois (mulâtres pour la plupart).» Il s’agit, dit ce neuropsychiatre, d’une réelle manipulation idéologique des classes moyennes et populaires, périodiquement mobilisées dans la même opposition qui fait de tout homme noir un pauvre potentiel et de tout homme blanc ou mulâtre un riche en puissance. «Ce subterfuge privilégie une forme idéologique néocoloniale et tend à biologiser la réalité sociale et économique haïtienne.»
Tous les «grands hommes» depuis l’origine de l’organisation humaine ont tendance à abuser. Ils redistribuent mal ou pas la richesse qu’ils ont mission de récolter, leur ego explose et leur peuple les rejette. L’Etat démocratique a été inventé pour prendre en charge ce phénomène, l’encadrer dans des règles strictes et le civiliser. Il n’est pas arrivé en Haïti. Pas encore.
Yves Saint-Gérard, «Haïti 1804-2004, Entre mythes et réalités», Editions du Félin, Paris 2004.