De manière générale, la Diaspora est un phénomène géopolitique qui se définit comme la dispersion spatiale d’une communauté . Traditionnellement présentée comme une perte nationale en ressources humaines, elle constitue pourtant un atout pour certains pays comme l’Inde, la Chine ou les Philippines. L’exemple des Diasporas résidant en Hollande a été documenté par Groot et Gibbons (2007) comme un creuset de ressources mobilisables. Ils ont montré qu’au lieu d’être un phénomène « brain drain », la Diaspora pouvait représenter un « brain gain ». Leurs résultats empiriques confortent la reconnaissance croissante des impacts positifs de la migration tant pour les pays d’accueil que pour les pays d’origine. Ils argumentent le fait que les Diasporas peuvent être considérées comme des « agents de développement » (ibid.).
En Haïti, comme dans beaucoup d’autres pays d’émigration, la contribution de la Diaspora représente une part importante du produit intérieur brut, des investissements directs étrangers ou de l’aide. Plusieurs auteurs s’accordent à dire que cette contribution va au-delà de l’aspect financier pour toucher le développement de nouveaux marchés, le transfert de technologie, la philanthropie, le tourisme, la politique, le savoir, les nouvelles attitudes, mais aussi le changement culturel (De Haan, 2000 ; Meyer et Brown, 1999). En réalité, après s’être organisée dans les pays d’accueil (à travers, par exemple, les différents chapitres de la fédération de la Diaspora haïtienne ou du Groupe de Réflexions et d’Action pour une Haïti Nouvelle, ou encore les nombreuses associations d’Haïtiens de la Diaspora), et après avoir développé une identité propre que Price-Mars (1982) et Paul (2009) appellent Haïtianité, la Diaspora haïtienne a constitué une sorte de mouvement social alliant identité et mobilisation de ressources.
Pour bien comprendre les conséquences positives du mouvement social de la diaspora haïtienne sur Haïti, nous pouvons mobiliser l’approche de la responsabilité sociale. Cette approche est devenue courante dans l’analyse des entreprises. Elle a été récemment introduite dans le cas de la diaspora, par des économistes comme Benjamin A. T. Graham (2013) et Auguste Kouakou (2013). Graham mobilise la RSD dans l’analyse des conséquences des entreprises dirigées par des migrants sur leur territoire d’origine. Kouakou, lui, utilise ce nouveau concept pour analyser les facteurs-clés de succès du retour de la diaspora ivoirienne. D’après le professeur Kouakou, les entrepreneurs de la diaspora ont une responsabilité sociale unique et irrésistible vers leur pays d’origine (Kouakou, 2013), alors que pour Graham, dans son étude empirique sur les migrants entrepreneurs de la Géorgie, il n’y a aucune preuve que les entreprises de la diaspora sont plus susceptibles de s’engager dans un ensemble spécifique de comportements socialement responsables et pro-développementaux que d’autres entreprises étrangères (Graham, 2013). Nous abordons la RSD comme conséquences sociales, économiques, institutionnelles et par conséquent politiques de l’intervention de la diaspora. Dans le cas d’Haïti, contrairement à la Géorgie qui est un pays post-conflit, la Responsabilité Sociale de la Diaspora (RSD) s’inscrit dans le contexte du mouvement social associé à l’identité connectée au territoire d’origine. D’où l’existence d’avantages économiques certains et une RSD pouvant toucher plusieurs secteurs socio-économiques (tourisme, agriculture, commerce et exportation, culture, etc.) en Haïti.
En matière de développement territorial, la RSD paraît très intéressante pour le processus de décentralisation et d’aménagement territorial en Haïti. Si pour Portes et Grosfoguel (1994), les sociétés caribéennes sont historiquement le produit d’une migration externe, depuis quelques décennies, la Diaspora haïtienne participe de la production des territoires en Haïti. Ici, la notion de territoire est entendue au sens de Jean-Paul Ferrier, c’est-à-dire comme « agencement de ressources matérielles et symboliques capables de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif social et d’informer en retour cet individu ou ce collectif sur sa propre identité » (Ferrier, 2003). Actuellement, le pouvoir public territorial en construction en Haïti est confronté à des difficultés matérielles limitant ses capacités à répondre à ses propres fonctions. Face à cette incapacité d’action, des organisations de la Diaspora ont commencé à apporter une assistance remarquée à la population des territoires d’origine. Alain Faure qualifierait d’« empreintes mémorielles du territoire hérité » (Faure, 2010) le fait pour les migrants de valoriser leur attachement au territoire, à la terre origine de leur identité (Paul, 2009).
En tant que mouvement social, ou encore acteur de changement social, dans le sens de la sociologie d’Alain Touraine, les actions de la Diaspora haïtienne sont difficilement saisissables dans leur plénitude par l’administration. Si la contribution de la Diaspora haïtienne est comptabilisée à travers les transferts financiers, les envois d’argent et de nourriture se font aussi via différents canaux dont certains échappent à la comptabilité officielle. Compte tenu des coûts élevés de transferts formels, les réseaux de transferts transnationaux informels ne doivent pas être pris dans un sens péjoratif. Au contraire, le développement de réseaux informels renforce la cohérence du mouvement qui échappe ainsi aux forces qui pourraient lui être défavorables. D’ailleurs, la thèse de Lodigiani (2008) de plus en plus populaire montre que certains réseaux diasporiques informels aident à promouvoir le développement scientifique et économique dans les pays d’origine. Par exemple, dans le cas d’Haïti, des événements de portée scientifique internationale (comme ceux du Groupe de Réflexions et d’Action pour une Haïti Nouvelle, GRAHN) ont été organisés par la Diaspora haïtienne. Dans le cas des transferts de fonds, les visites plus fréquentes des membres de la Diaspora en Haïti rendent encore plus compliquée la comptabilisation de la contribution de la Diaspora qui échappe ainsi aux coûts prohibitifs des compagnies de transferts.
La Diaspora haïtienne peut véritablement être considérée comme un lieu d’élaboration et de financement d’activité génératrice de fonds pour Haïti. Il a été argumenté que la contribution de la Diaspora haïtienne, par ses caractéristiques anti-cycliques et non contractuelles, est une source financière particulièrement précieuse pour Haïti (Dandin, 2012 ; Paul, 2012a). Par exemple, suite au séisme du 12 janvier 2010, les transferts ont continué à s’accroitre, comme le montre le graphique 2 ci-dessous. Ainsi, en 2011, selon la Banque Mondiale, les transferts de fonds officiellement enregistrés représentaient 21,1 % du Produit Intérieur Brut d’Haïti, soit plus d’un quart de la richesse nationale. Cette contribution, si elle est investie dans des activités productives, peut devenir un potentiel énorme pour le développement économique d’Haïti, comparativement à la dette en particulier. Néanmoins, elle sert à très court terme, notamment en périodes de crise, à lisser la consommation des bénéficiaires restés en Haïti.
La Diaspora haïtienne qui fut dans les années 1970-1980 mise à l’écart du processus de développement national a progressivement repris les liens de sang et de symbole qui la lient au territoire d’origine. Dans cet article, nous avons montré qu’entre-temps, cette Diaspora, à l’instar du « grap kongo » décrit par Justin Daniel Gandoulou (2012), n’a jamais cessé d’exprimer son identité, à savoir l’Haïtianité. Bien au contraire, avec le rapprochement transnational post-dictatorial, la Diaspora haïtienne se pose désormais en un acteur incontournable dans le développement économique national. Sa contribution peut d’ailleurs être un levier dans le développement territorial en Haïti si une politique incitative est menée à ce niveau pour impliquer les migrants.
Bénédique Paul et Hugues Séraphin
Paul, B. (2012b). « Le changement institutionnel en Haïti, les véritables enjeux », Recherche, Etudes et Développement, 5 (1) : 27-33.
Paul, B. (2012c). « Comment sortir Haïti de la dépendance vis-à-vis de l’aide internationale ? – Une proposition de stratégie basée sur l’entrepreneuriat innovant », Haïti Perspectives, 1 (1) : 37-43
Paul, B. et T. Michel (2013 a). « Comment juguler les limitations financières des universités haïtiennes ? », Haïti Perspectives, 2 (1) : 59 – 63.
Paul, B. et T. Michel (2013b). « Addressing the problem of human and financial resources mobilization in Haitian universities: Propositions for better proactive institutional and managerial strategies », Research Journal of Business Management and Accounting, 2(3): 063 – 074.
Paul, B. et A. Daméus et M. Garrabé (2010). « Le processus de tertiarisation de l’économie haïtienne », Études caribéennes, n° 16, URL : <http://etudescaribeennes.revues.org/4728>.
DOI : 10.4000/etudescaribeennes.4757
Paviagua, A. (2002). « Urban-rural migration, tourism entrepreneurs and rural restructuring in Spain », Tourism geographies, 4(4) : 349-371.
Pelligrino, A. (2000). Trends in international migration in Latin America and the Caribbean, Malden, Blackwell Publishers.
DOI : 10.1111/1468-2451.00268