Il ne nous appartient pas, à cause de nos propres limites, de rendre compte de tous ces phénomènes. Nous voulons simplement, pour terminer cet article, pointer du doigt un problème qui nous a profondément donné à penser, à la suite de nos discussions avec des amis haïtiens. Certains d’entre eux défendaient l’idée que même si la tentation tyrannique était réelle chez Aristide, on n’avait guère le choix, car ce dernier bénéficiait d’une légitimité populaire, ce dont ne jouissait pas l’opposition. Autrement dit, c’est le peuple tout entier qui se tromperait avec Aristide, sauf s’il apparaissait un autre leader (nous allions dire héros !) tout aussi populaire et qui pourrait ainsi le sauver. Autrement dit, c’est le mythe de la légitimité populaire d’Aristide qui a nui à la clairvoyance de beaucoup d’intellectuels et militants haïtiens. Mais quelle est l’origine d’un tel mythe ?
Son origine est dans l’insuffisance de la vision démocratique de la société que nous ne cessons pas d’interroger dans cet article. Sa nature est dans la conception erronée du peuple-Un, ce que nous appelons l’ontologisation du peuple. Claude Lefort, encore une fois, a raison de s’interroger sur le succès de groupes staliniens qui ont réussi à s’imposer dans les pays communistes, au nom de la défense des intérêts des classes populaires. Et si la mise en avant de ces derniers n’étaient qu’un prétexte afin de cacher un désir plus profond, celui d’une fraction de la petite-bourgeoisie qui veut s’accaparer de l’appareil administratif de l’État, sans aucun doute, mais surtout qui rêve d’un « mode de domination dans lequel sont effacés à la fois les signes d’une division entre dominants et dominés, les signes d’une distinction entre le pouvoir, la loi et le savoir, les signes d’une différenciation des sphères de l’activité humaine, de manière à ramener dans le cadre du supposé réel le principe de l’institution du social ou, en d’autres termes, à opérer une sorte de bouclage du social sur lui-même». Autrement dit, et au-delà des analyses de Lefort, ce que ne supportent pas certains intellectuels, c’est la division de la société, la différenciation des sphères de l’activité humaine, l’indétermination dernière quant au fondement du pouvoir, bref, ce qui n’est pas toléré, c’est l’institution démocratique de la société, c’est l’apparition de la sphère politique comme symboliquement distincte du social. C’est pourquoi le totalitarisme est la volonté de réduction de la politique et de l’État à leur dimension minimale. Mais pourquoi cette haine de la démocratie caractérise-t-elle beaucoup d’intellectuels ? La fonction de l’intellectuel étant d’expliquer le réel, d’en faire la théorie, donc de le figer dans des concepts ou dans des systèmes rassurants intellectuellement, le tort de la philosophie politique, de Platon à Marx et même à Heidegger (pour Hannah Arendt) est de croire que la politique puisse être objet de science, de théorie définitive du social ou de l’histoire. Ce que certains intellectuels ont du mal à tolérer, c’est la diversité et l’aspect versatile de l’opinion. Alors que l’opinion publique, en démocratie, est mouvante, changeante, non définitive, on veut la réduire à un être ou une essence définitive, on veut l’ontologiser, en quelque sorte.
Du même coup, on considère qu’il y a un peuple haïtien (réduit aux classes populaires) et on ne saisit pas que la volonté du « pays en dehors » d’investir le champ politique était précisément de se supprimer comme « pays en dehors ». On élabore une vision mythique du peuple qui passe d’ailleurs à côté du peuple réel et si le peuple est un, il ne peut avoir qu’un seul représentant, parti unique ou individu singulier. En réalité, en démocratie surtout, le peuple n’est jamais un. L’appartenance à une même classe sociale ou à une même sphère d’intérêts ne conduit pas forcément à une même voix politique. La correspondance entre le social et le politique n’est jamais directe ni transparente et c’est là toute l’essence de l’indétermination de l’action humaine, c’est-à-dire de la liberté politique. Il est donc tout à fait étrange d’affirmer qu’il fallait d’abord constituer un pouvoir social avant de se lancer dans les élections. Pourquoi pas un pouvoir politique ? L’important n’était-il pas que le peuple s’organisât politiquement et pas forcément en un parti unique ?
Explicitons : à l’heure où en Guadeloupe, Martinique et Guyane, la question d’une évolution statutaire est posée, certains pensent occuper le terrain en développant un pouvoir social, essentiellement syndical, constitué de groupes de pression qui imposeront une volonté politique au nom du peuple. Or, pourquoi, à l’inverse, ne pas exiger des élections démocratiques permettant au peuple de se déterminer en toute liberté, quelles que soient par ailleurs les limites de la voie électorale ? Cette seconde option, on l’aura compris, est la nôtre et l’expérience haïtienne nous aura éclairé à ce sujet.
L’immobilisme donc de certains intellectuels haïtiens face à la montée du despotisme aristidien, et leur complicité indirecte avec la tyrannie naissante trouve là, en grande partie, son origine. La haine de la démocratie caractérise aussi bien le marxisme que le romantisme nationaliste ou communautarien, ou que le nihilisme contemporain. L’idéal communautarien antidémocratique a beaucoup pesé sur la République de Weimar. Le cas de grands intellectuels comme Heidegger ou Cari Schmitt est exemplaire comme complicité avec l’oppression nazie. Le décisionisme de Cari Schmitt est dangereux, car il conduit à une conception populiste de la démocratie. Car n’est pas démocratique forcément une volonté majoritaire. Hitler peut bien arriver au pouvoir « démocratiquement ». Robert Legros a raison de dénoncer certaines conceptions de la « démocratie directe », que nous avons d’ailleurs rencontrées chez les lavalassiens. Une volonté démocratique réelle n’est pas que l’expression d’une opinion majoritaire. Elle est limitée par le respect des Droits universels de la personne humaine, lequel doit déterminer toute constitution démocratique. Quand certains de nos amis nous déclarent qu’il faut faire alliance avec Aristide, car il aurait la légitimité de son côté, sous prétexte de mettre en avant en priorité le développement du pays et de ses institutions, nous sommes, à la limite, scandalisés. Car, nous pensons l’avoir montré, sous le pouvoir lavalassien aucune institution ne s’est développée, aucune amélioration de la condition de vie des masses populaires ne s’est produite, et il ne pouvait en être autrement. Et, encore une fois, c’est le peuple haïtien qui, dans ses interventions démocratiques, dit le vrai contrairement à ses élites. Car ce qui est montré dans les dernières élections présidentielles, avec une abstention aussi massive, c’est la déligitimation d’Aristide. Ainsi donc, nul ne peut parler au nom du peuple et décider ce qu’il veut ou ce qu’il pense, avant que celui-ci ne se soit exprimé selon des voies publiques définies légalement. Une volonté populaire n’est pas un en soi, toujours déjà là et défini une fois pour toutes. Elle est mobile et n’atteint son authenticité que dans le dépassement du monde vécu privé pour son expression dans un espace public déterminé rationnellement.
En vérité, chaque fois qu’il est intervenu dans un processus électoral, le peuple haïtien a dit quelque chose d’essentiel. Et aujourd’hui commence ce que nous appelons la dépression démocratique antilavalassienne. Aristide et Préval se rendent compte que leur pouvoir n’est plus légitimé par le peuple (telle est l’éternelle ironie des élections !). Les intellectuels fuient maintenant en masse un pouvoir qu’ils avaient soutenu et Aristide prend conscience de son immense solitude. Jamais le peuple haïtien ne lui pardonnera d’avoir falsifié les propres voix du peuple ni de faire alliance aujourd’hui principalement avec la seule force qui lui reste : celle de la bourgeoisie traditionnelle, de la nouvelle bourgeoisie née de toutes sortes de trafics illicites et de ses escadrons de bandits « chimériques ». Nul ne sait aujourd’hui où cela conduira.
Enfin, il y a une dimension qu’il faut ajouter dans la détermination du phénomène héroïque. Comme le fait remarquer Lucien Braun, il n’y a pas d’héroïsme sans production imaginaire et poétique du héros. Aristide comme héros a été la fabrication conjointe de l’imaginaire d’un peuple et d’un discours mythifiant produit aussi par les intellectuels. Tout cela s’effondre aujourd’hui et notre héros est tout à fait nu ; il apparaît pour ce qu’il est en vérité : un simple tyran.
Retour donc à la case départ : comment, contre cette tyrannie, construire une authentique démocratie haïtienne ? Comment l’institution démocratique devra-t-elle se prémunir de tout despotisme ? Surtout, comment devra-t-elle résoudre la question de la justice sociale ? L’opposition sera-t-elle à même de conduire de tels combats ? Il est clair que ce n’est pas à nous de trancher mais aux acteurs eux-mêmes. Nulle théorie, nul que faire ?, ne peut rendre compte de l’intégralité de l’expérience sociale et historique. C’est pour cela que dans notre revue, Chemins critiques, nous ne pouvons que contribuer à éclairer un débat, toujours provisoire, qui devra prendre corps dans un espace public d’argumentation.
Jacky Dahomay