L’INQUIÉTUDE avait déjà trouvé matière à s’amplifier après le discours radiodiffusé de Mme Trouillot, le 23 mars. Elle y appelait le pays à une pure et simple « réconciliation nationale », se faisant ainsi l’écho des souhaits de l’ambassade américaine, de la hiérarchie catholique et des commerçants aisés. La population n’a pas tardé à exprimer son amertume : le 29 mars, elle exigeait, à Port-au-Prince, la « justice pour le peuple », le « jugement des criminels » et la « fin de la misère, poison du peuple » dans une manifestation où le Père Antoine Adrien, prêtre de l’Eglise de base et porte-parole de l’AC, prônait l’association de la justice et de la démocratie.
Ces divergences entre la rue et le pouvoir ne se traduisent encore que sous forme de nuances discrètes au sein de la classe politique qui joue l’unité pour ne pas risquer de perdre l’initiative au profit des plus radicaux. De toute évidence, les conservateurs démocrates font aujourd’hui profil bas. Ils laissent les leaders de petites formations progressistes prendre la parole en leur nom en profitant de la couverture de l’Assemblée de concertation. Car, en ces temps d’effervescence rentrée, la droite n’a aucune chance de soulever l’enthousiasme. Au contraire.
A gauche, l’heure approche sans doute où il faudra choisir entre l’oecuménisme centriste et la défense des revendications de pouvoir et de justice des campagnes et des banlieues : le Mouvement Paysans Papaye, par exemple, soutiendra-t-il le Parti nationaliste progressiste révolutionnaire (PANPRA, social-démocrate), proche du Parti socialiste français, malgré le pacte électoral qui le lie au très libéral Mouvement pour l’instauration de la démocratie en Haïti (MIDH, proche des Etats-Unis) après l’échec — béni par les ambassades occidentales — de la constitution d’un front de gauche réunissant le Parti unifié des communistes haïtiens (PUCH), le Comité national du congrès des mouvements démocratiques (KONAKOM) et la Confédération unitaire démocratique (KID). Après l’euphorie unitaire vient le moment des choix politiques. Les différentes conceptions de la démocratie en dessineront les contours.
Ce débat n’est pas seulement rhétorique. Car les foules ont su montrer leur volonté quand il s’est agi, dès la chute du général Avril, d’enrayer la violence des commandos duvaliéristes et paramilitaires, tentés par la terreur. Le territoire tout entier a été quadrillé de « brigades de vigilance », troupes improvisées de petites gens qui, partout, l’espace de quelques jours, ont imposé une justice parfois expéditive au pays. Mais, après leur retrait, exigé par la présidence et l’état-major, la violence n’a pas immédiatement repris, sans doute également en raison du démantèlement de la Garde présidentielle, spécialiste des coups de main terroristes, et de la soudaine efficacité de l’armée dans la répression du banditisme. En ces circonstances encore, les pouvoirs publics ont clairement senti qu’ils pourraient être débordés sous le flux d’une marée populaire. Depuis lors, massacres de paysans et insécurité urbaine ne cessent de se développer.
L’embellie démocratique, exceptionnelle dans l’histoire haïtienne, ne réussit donc guère à instaurer la confiance au sein d’une population hésitante à déléguer son pouvoir. Pour séduisante
qu’elle lui paraisse, la perspective du seul suffrage universel la laisse dubitative. De ce point de vue, la circonspection d’Haïti à l’égard de ses nouveaux dirigeants est particulièrement instructive. Alors que, pour la première fois depuis plus de trente ans, les duvaliéristes n’ont aucune prise directe sur le pouvoir, que l’armée — discréditée et divisée — se cantonne dans ses casernes sous la houlette d’un chef loyaliste, que les démocrates tiennent le haut du pavé grâce à leur unanimisme du moment, que la société civile se voit reconnaître un droit de regard sur l’exercice du pouvoir par le biais du Conseil d’Etat, le peuple se maintient sur la réserve par rapport à sa classe dirigeante. Et celle-ci, en retour, se sent prise en otage et menacée par la rue, dotée du suffrage universel comme seule monnaie d’échange.
C’est peu. Et c’est surtout frustrant, car, dans le contexte haïtien de sous-développement extrême, la démocratie représentative, tout en marquant un inestimable progrès sur le plan du droit, a bien des chances de fonctionner comme un marché de dupes malgré les louables intentions de la classe politique. Faute de moyens économiques et financiers, les élus de la nation devront nécessairement séduire les bailleurs de fonds internationaux avant de songer à répondre aux aspirations de la population. Déjà, la bourgeoisie de Pétionville évalue la qualité des candidats potentiels à la présidence en fonction de leur crédibilité internationale, et l’un des principaux d’entre eux, M. Marc Bazin, répète, avec réalisme, que l’on peut tout faire en Haïti sauf éloigner le pays des côtes américaines.
En Haïti comme trop souvent ailleurs dans le tiers-monde, la démocratie mandatera un chef condamné à décevoir s’il veut attirer l’aide. La division internationale du travail ne sait que faire, en effet, des paysans haïtiens, avec ou sans droit de vote.
Les événements de mars 1990, tout en rendant une légitimité à l’autorité publique, ont remis les puissances à l’avant-scène : après moult tentatives de révoltes inabouties contre le duvaliérisme et ses sous-produits — le général Flenri Namphy, l’éphémère président Leslie Manigat et le général Prosper Avril, — le dernier soulèvement montre que, si la société haïtienne peut, au terme de trois décennies d’oppression et de régression, finalement l’emporter, il revient aux tutelles extérieures de porter l’estocade par un coup de pouce final.
Les ambassadeurs des Etats-Unis et de France se félicitent aujourd’hui d’avoir convaincu le général Avril de démissionner, comme ils l’avaient fait quatre ans plus tôt pour M. Jean-Claude Duvalier. En s’avouant délaiseurs de rois à Port-au-Prince, les Occidentaux se confirment a contrario adoubeurs de tyrans, ne serait-ce que par leur tolérance. Certains gouvernements poussent même, à l’occasion, le vice jusqu’à servir en même temps victimes et bourreau. A la veille de la proclamation de l’état de siège par le général Avril, en janvier, le ministre français de la coopération, M. Jacques Pelletier, ne projetait-il pas, malgré l’oppression, de présider, à Port-auPrince, la réunion de la commission mixte prévue pour définir un programme biannuel d’aide ? Diminuée en 1988 à la suite du sanglant avortement électoral de novembre 1987 au même titre que l’aide américaine, canadienne et allemande, cette assistance, rétablie à son niveau normal en 1989, contribuait à assurer la survie de la dictature militaire, dans l’attente prudente d’un renversement du rapport des forces .
Cette bienveillance, également manifeste à l’égard d’autres pays en voie de développement peu démocratiques, conforte, dans l’opinion, la conviction que toute délégation de pouvoir équivaut à l’abandonner au profit de forces obscures et lointaines.
Les duvaliéristes , PHTKISTE, ont longtemps fait vibrer cette corde sensible de la conscience collective haïtienne pour discréditer, en bons populistes, l’opposition démocratique.
Dans ce climat, la pression de Washington en faveur d’élections précipitées pèse lourd . Elle hypothèque le capital de confiance du prochain président, et interdit à la société paysanne, attachée à des valeurs communautaires « archaïques », de se donner les moyens politiques d’imposer ses exigences, surtout au lendemain de régimes duvaliéristes très attentifs à enrayer toute initiative de réflexion et d’organisation au sein des forces les plus populaires.
Comme s’il s’agissait, au fond, de recueillir les fruits antidémocratiques de la dictature et d’en perpétuer la lignée, le département d’Etat et une partie de la bourgeoisie locale jouent une course contre la montre destinée à assurer l’émergence d’une démocratie simplement formelle, privilégiant l’accession au pouvoir d’une personnalité plutôt que d’un programme, dans l’espoir que le miracle du suffrage universel éteindra l’effervescence d’une société incontrôlable. Une démocratie sans contrat social, pour des lendemains désenchantés.