L’exclusion dont la paysannerie est l’objet est institutionnalisée, massive et totale. Elle touche la majorité de la population du pays et s’exerce dans tous les rapports sociaux, politiques, économiques, sociaux, culturels. Elle définit à la fois la société haïtienne et la condition paysanne en Haïti : société élitaire d’exclusion, paysan « moun andeyò » (gens en dehors).
Exclusion économique. Encore aujourd’hui, une grande partie des cultivateurs haïtiens sont de tout « petits paysans » propriétaires – souvent sans titre de propriété assuré – de lopins de terre minuscules, dits « mouchoirs de terre » dans leur langage imagé. Sans soutien gouvernemental à l’agriculture, ils se voient obligés, pour survivre dans la misère, de se livrer à une culture intensive et de chercher à augmenter le périmètre cultivable en coupant les quelques rares arbres et arbustes protecteurs. Ce faisant, et en l’absence de toute intervention de l’État, ils se trouvent, malgré eux, à contribuer à la dégradation continue des sols, à l’érosion des terres et à la déforestation, participant ainsi au processus cumulatif qui cause le sous-développement. Pour arriver au moins à nourrir un peu – le plus souvent mal – sa famille, le petit paysan propriétaire doit aussi cultiver des parcelles des grandes terres des riches propriétaires fonciers (la récolte est partagée à égalité entre le propriétaire et le cultivateur), ou cultiver, à titre de « fermiers », des parcelles des terres de l’État et de citadins absents.
Émergées de la dynamique du mouvement social pour le changement, deux grandes organisations d’implantation régionale et d’influence plus ou moins nationale regroupent et défendent aujourd’hui les intérêts de ces paysans pauvres : ce sont le Mouvement paysan de Papaye (MPP) implanté surtout dans le département du Centre, et l’organisation Tèt Kole ti Peyizan (TKP) – Union des petits paysans –, surtout active dans le département du Nord-Ouest. Avec d’autres organisations paysannes d’influence exclusivement régionale ou locale, elles mènent la lutte contre l’exclusion historique et systémique de la paysannerie.
Exclusion géographique et culturelle. Depuis toujours, les campagnes et leurs « habitants » existent à peine dans l’agenda et les politiques gouvernementales; ils sont privés de tout service public. Pas de routes intérieures pour sortir le paysan de son isolement ancestral, permettre la circulation entre les localités, entre les régions et avec les centres urbains, faciliter la distribution des récoltes paysannes, dont une grande partie est perdue faute de moyens de transport.
Le paysan est socialement stigmatisé. Il est classé tout au bas de l’échelle sociale, presque au rang de sous-être humain : « se pa moun » (il n’a pas la qualité d’être civilisé), entendre par là qu’il appartiendrait à une ethnie particulière et inférieure. Jusque dans les années 1960, son acte de naissance (quand il en a un) portait la mention distinctive de « paysan ». Du point de vue juridique et politique, ils ne sont pas des citoyens : ils naissent et meurent à l’insu de l’État. Aux yeux de la République élitaire, la paysannerie ne mérite ni attention, ni considération. Dans la pratique, elle est tenue en dehors des préoccupations de l’État et du regard de l’élite dite éclairée, confrontée à un quasi-apartheid culturel.
Exclusion sociale et politique. Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, la paysannerie n’a disposé d’aucune école publique pour l’éducation de ses enfants. Un ministre de l’Éducation sous la présidence d’Élie Lescot (1941-1946), qui voulait étendre l’instruction aux enfants des « classes inférieures » et prônait l’enseignement en créole (la seule langue comprise d’elles), fut pris à partie par l’élite traditionnelle qui n’en voyait point l’utilité sociale. Pendant longtemps d’ailleurs, l’école rurale relevait du ministère de l’Agriculture, de façon à être bien distinguée de l’école des villes dépendant du ministère de l’Éducation. Dans le domaine de la santé et des services sociaux aux paysans, c’est la même chose : pas d’hôpitaux, peu de dispensaires. Heureusement, les églises et les ONG y ont longtemps suppléé, à la mesure de leurs moyens. Mais cette action palliative n’empêche pas le fait que l’espérance de vie soit très basse – aujourd’hui encore, elle se situe à moins de 50 ans.
De la vie politique du pays, le paysan a été tout simplement écarté. Si, au moment des luttes sanglantes pour le pouvoir entre les différentes factions de l’élite urbaine, il y apparaissait en arrière-scène, c’est plutôt en tant que figurant forcé ou manipulé. Il a fallu attendre le recul du régime militaire et la fin de la dictature des Duvalier pour le voir entrer en scène comme acteur collectif dans les années 1980, au sein du mouvement social pour le changement.
La cumulation de toutes ces formes d’exclusion exprime la nature du système social haïtien structuré en « république élitaire » d’un côté, et « pays en dehors » de l’autre.
Franklin Midy