Par Guy LAUDÉ
Au courant de la semaine m’est venue cette pensée :” Méfiez-vous de celui qui vous demande de changer ce qui fonctionnait jusque-là”. Comme quoi on ne changerait pas une équipe qui gagne. J’ai eu cette idée en méditant sur la situation du pays en me demandant qui aura finalement le courage d’affirmer l’échec des acteurs de 1986 parce qu’ils ont tous contribué à nous emmener à ce carrefour par leurs décisions, leurs discours et leurs lobbies?
Quand on perd sa voie, il faut revenir sur ses pas. J’appelle cela: revenir au “big bang » c’est-à-dire au commencement quand les choses fonctionnaient clairement et que nous étions aux commandes.
Il nous faudrait revenir absolument à ce qui marchait et fonctionnait au bénéfice des concitoyens.
Des années avant le départ de Jean-Claude Duvalier (aux environs de 1980) au moment où la gourde haïtienne était de parité avec le dollar américain, cinq (5) gourdes haïtiennes valaient un taux paritaire d’un (1) dollar, il fallait 0.98 dollar bahamien pour 1dollar américain et deux (2) dollars barbadien pour un (1) dollar américain, deux (2) pays de la Caraïbe (Je ne ferai pas référence à la République Dominicaine qui, elle, a connu une vaste fraude bancaire avec la «Banintair» qui avait causé une dévaluation accélérée du peso dominicain). Si vous vérifiez aujourd’hui au moment où vous lisez avec votre application “currency converter” vous obtiendrez encore aujourd’hui 0.98 dollar bahamien égal à un (1) dollar US et deux (2) dollars barbadiens égalent [1] dollar US.
Au départ de Duvalier, notre gourde s’échangeait déjà uniquement au marché informel par des cambistes tous azimuts dont le fameux Gérard DUMOND autour de 5 gourdes et 60 centimes pour 1 dollar. Il ne faut pas croire que nos banques faisaient depuis toujours les transactions de changes. Cependant, aujourd’hui la gourde s’échange dans les banques mêmes au taux de 57 gourdes pour 1 dollar (une dévaluation de 1,040% en 30 ans soit 35% en moyenne annuelle)
Qu’est-ce qui s’est passé entre 5 gourdes, 60 et 57 gourdes de 1985 à 2015?
A cette époque le principal client de ce secteur était composé de dominicains qui acceptaient la gourde en République Dominicaine et venaient l’échanger contre des dollars et ils offraient eux mêmes leur taux de change dépendamment de la disponibilité. Ceci était fait au bon vouloir des acteurs qui fixaient leurs propres règles si bien que le Président Prosper Avril voulant freiner ce “désordre” fît arrêter et jeter en prison tous les cambistes de la place qui ne s’étaient pas mis à couvert. De grands noms de Port-au-Prince firent un petit tour au pénitencier national dont les frères Vitiello, Doura et le dénommé Cowboy pour ne citer qu’eux.
A cette époque aussi, « transfert » signifiait HATREXCO la plus connue des maisons de transfert. Le montant US des transferts journaliers était remisé à la Banque Centrale. Les comptes des clients dans les banques étaient exprimés en dollar haïtien. Un client n’avait pas trente (30) mille gourdes à son compte, mais bien six (6) mille dollars qu’il pouvait aussi obtenir en dollars américains en cas de besoin par exemple lors des voyages. La gourde était tellement crédible que certains se permettaient de voyager avec, l’échanger à l’extérieur et la Banque Centrale allait honorer sa monnaie en payant 1 dollar pour chaque 5 gourdes.Les banques aussi se devaient de départager la devise américaine et de la remiser à la Banque Centrale sous forme de dépôt à leurs comptes tenus en dollar haïtien à la BRH.
La conversion de tous les comptes bancaires en gourdes haïtiennes au taux de cinq (5) gourdes pour un dollar va devenir obligatoire aux environs de 1992 et quelque temps après le gouverneur Bonivert Claude autorisait l’ouverture de comptes en dollars américains pour les particuliers et les entreprises. Nos autorités réagissent toujours sur le conjoncturel et n’agissent que rarement sur le structurel. Comme quoi, ils ont peur des réprimandes des institutions internationales et se courbent de préférence à leurs quatre desideratas surtout qu’à l’interne les plus doués font la promotion des recommandations de l’internationale comme la seule voie salutaire à part quelques résistants bien entendu.
Remarquez que nous sommes déjà en 1992 en plein régime putschiste car le coup d’état a lieu en septembre 1991. Un embargo va être décrété sur Haïti par le gouvernement de Georges Bush père et la banque centrale ne pouvant imprimer des billets à l’extérieur, la gourde haïtienne va devenir extrêmement rare et les billets de gourdes pourris vont s’acheter comme des petits pains chauds au marché noir et les banques détiendront des registres pour comptabiliser les dépôts en billets de leurs clients pour de futurs retraits. Dans ce nouveau climat, Il faut à une banque de grandes connections politiques pour effectuer un retrait des rares billets encore gardés dans les coffres de la Banque Centrale. Le gouverneur d’alors en personne doit produire cette autorisation après une journée dans sa salle d’attente sinon le surlendemain.
Le crédit étant au point mort, toutes les banques remettaient aux clients leurs certificats de dépôt et ne payaient aucun intérêt sur les comptes d’épargne. Ceci a fait le bonheur de l’une des trois premières banques actuelles qui venait à peine de prendre la relève de l’ancienne banque royale du Canada et acceptait ces dépôts elle-même. Elle aura ainsi suffisamment de liquidités en gourdes pour jouer le jeu de la guerre des taux quand arriva Lesly Delatour, nouveau Gouverneur qui va introduire les fameux bons BRH superbement rémunérés (jusqu’à 25% l’an à un certain moment) bons dénommés malicieusement bonbons BRH.
Dès son retour d’exil après le départ du feu Président Jean Claude Duvalier (Baby Doc), Marc Bazin grand économiste et surnommé Mr Clean de son état commence une croisade pour laisser tomber la parité de la gourde au dollar et de la faire flotter au gré du marché. Étant donné que le taux de 5 gourdes pour un dollar était clairement imprimé sur chaque billet et qu’au marché informel le taux de change dépassait déjà les 6 gourdes, sa question était: qui de vous acceptera 5 gourdes pour son billet d’un dollar? En même temps le FMI rapportait déjà que notre gourde était surévaluée. Mais ceci était perçu comme pour supporter une ouverture d’Haïti au commerce extérieur sans barrière aucune.
Devrait-on effectivement renoncer à la parité fixe ou laisser flotter la gourde au gré du marché? Si effectivement le dollar ne pouvait plus être côté à 5 gourdes, n’y avait-il pas lieu d’ajuster de préférence la gourde à un taux de parité plus approprié: 10 gourdes par exemple au lieu de prôner la “barrière libre” le laisser grinnin ? Pendant que les monnaies de certains autres pays de la Caraïbe restent stables en raison de leur ouverture vers le tourisme et leur stabilité politico-économique.
Quand il y a un acheteur et un vendeur, forcément il y a un intermédiaire qui réalise un profit. Les banques se sont mises de la partie et ont commencé des opérations de change comme les cambistes et les bureaux de change.
La fonction constitutionnelle de la Banque Centrale c’est qu’en étant l’autorité monétaire, elle a pour mission de maintenir la valeur de notre monnaie nationale un des symboles de notre souveraineté. C’est ȧ elle d’imprimer la monnaie. (Articles 224 à 226 de la Constitution de 1987). Elle est aussi le prêteur en dernier ressort.
En faisant du marché de change le seul produit jusque-là de notre marché financier, la Banque Centrale cède à des acteurs privés une partie de son droit d’ainesse à détenir les devises pour mieux conserver la valeur de la monnaie dont elle a la garde constitutionnelle.
Comment ceci a-t-il pu en arriver là ?
Jusqu’en 1993, les clients des banques n’avaient pas de comptes dollars. Les nouvelles banques qui vont créer une compétition agressive dans le système naissent ou prennent extension pour la plupart durant la période du coup d’état. Au retour du Président Jean Bertrand Aristide en 1994 avec plus de dix mille hommes de troupe qui vont créer une pression extraordinaire sur le logement disponible et les services. Les prix des loyers et autres vont grimper d’une part et d’autre part s’exprimer en dollars même dans certaines villes de province. Les nouvelles banques vont introduire les prêts en dollars à des taux nettement alléchants que ceux en gourdes et lentement l’économie va se dollariser au vue et à la barbe des autorités de ce pays qui eux aussi ont tous leurs intérêts dans la cohabitation de facto de ces deux monnaies dans nos transactions. Si bien qu’au fil du temps la composition des portefeuilles des banques à un ratio supérieur en dollars qu’en gourdes.
À la mi-juillet 2015, le total des dépôts bancaires se chiffrait à 181.8 milliards (les deux monnaies confondues) avec une composante de 60.3 % en dollars et 39.97 % en gourdes. Tandis que le portefeuille prêt totalise dans les 2 monnaies 73.9 milliards avec une composante de 50.60% en dollars et 49.40 % en gourdes.
L’ex président ARISTIDE avait confessé un désordre qu’il avait agréé afin de revenir terminer son mandat. Pour ceux qui ont eu la curiosité de suivre les périples de la Grèce avec les institutions financières et l’Union Européenne, ce désordre dont parlait l’ex président n’était autre que ces plans infligés à Alexis STIPRAS comprenant notamment la vente au secteur privé des « assets » du pays, mise en place de certaines réformes et du même coup satisfaire les exigences du FMI ȧ savoir, une monnaie flottante au gré du marché. Les adeptes de « Chicago boys » remportaient une victoire éblouissante. Aristide revenait au pouvoir avec dans ses bagages un Lesly Delatour qui allait appliquer strictement le programme signé par le président réhabilité. Pour mieux faire passer ses idées, Delatour aimait avancer “pa gen sekrè nan fè kola”. La liquidation des entreprises de l’état va être mise en œuvre et toutes les autres réformes qu’il va apporter dans le système. Si les transferts de la HATREXCO devaient atterrir à la Banque Centrale, dorénavant avec la libération de ce marché de change les principaux intermédiaires financiers captent à la source le montant des transferts évalués à près de 2 milliards de dollars. Cet argent reste dans leurs comptes en banque aux USA ou ailleurs et le produit en grande partie est remis aux bénéficiaires sous forme d’aliments et autres biens privant les ménages de la liberté d’utiliser leur argent selon leur désir et besoin réel. La portion remisée en monnaie est négociée à des taux nettement au détriment des bénéficiaires en comparaison aux taux effectivement appliqués.
Je me garderai de dénombrer les pressions que toutes ces transactions effectuées en dollar créent sur la demande de cette devise. Quant au passage à l’an 2000, la gourde menaçait de franchir le cap des 20 gourdes, le gouverneur d’alors Fritz Jean argumentait déjà dans les mêmes termes que le présent gouverneur. Donc rien de nouveau sous le soleil et les mêmes outils qui n’ont pu rien empêcher en 15 années. Comment peut-on poursuivre une stratégie qui n’a donné aucun résultat en plus de deux décennies et au contraire n’empêche en rien la détérioration de notre monnaie ? Si la production était naturellement le seul paramètre pour fortifier une monnaie, le yen chinois serait la monnaie la plus forte au monde bien que les USA se plaignent que la Chine dévalue volontairement sa monnaie au détriment des compétiteurs internationaux. Avant de revenir avec l’argumentation de la production nationale, interrogeons d’abord Bill Clinton et ses acolytes sur leurs manœuvres souterraines. Nou ka lavé men siye atè an pèmanans.
Il y a déjà trop de bénéficiaires intéressés dans la situation de dévaluation de la gourde haïtienne pour revenir au point de départ. Il n’est pas superflu de rappeler qu’au début du deuxième mandat du président de René Préval la gourde s’est fortifiée rapidement face au dollar mettant à panique les acteurs du secteur de la sous-traitance qui se sont réunis en urgence au palais et haranguer le président en présence des autorités monétaires et les banquiers que les exportateurs perdaient de l’argent. Un banquier zélé avait même innové pour renchérir que les bénéficiaires de transferts perdaient leur pouvoir d’achat. La politique a dû intervenir pour demander de freiner à ma connaissance la seule histoire d’appréciation naturelle de la gourde face au dollar en 30 ans.
Les défenseurs du laisser-tomber la parité de notre gourde et de la laisser flotter au gré du marché, nous ont mené là où nous sommes et des décennies après il est temps de conclure qu’ils n’étaient pas bien inspirés ; car les résultats qu’ils ont anticipés par leur proposition ne se sont jamais matérialisés mais certains ont fait leur beurre et les détenteurs de cette manne de spéculation ne se laisseront pas faire. J’aurais mieux aimé qu’Haïti restât sur le même modèle qu’elle partageait avec les deux pays pris en comparaison: les Bahamas et la Barbade même si pour cela, elle devrait ajuster son taux de parité et une Banque Centrale seule détentrice des devises et autorisant les transactions qui réellement nécessitent un besoin en devise. Une Banque Centrale forte ayant le monopole de la gestion de la monnaie peut aisément contenir la valeur de la gourde quand nous considérons que les transferts de la diaspora dépassent les 2 milliards de dollars, les exportations 900 millions de dollars, les réserves brute de change de la Banque Centrale avaient atteint près 2.3 milliard de dollars en 2012 sans compter le montant de l’aide internationale à côté des instruments de régulation qu’elle détienne pour éponger les gourdes oisives du système. La facture commerciale se chiffrant autour de 4 milliards de dollars annuellement la banque si elle est forte a les moyens de remplir avec satisfaction sa mission constitutionnelle. Mais au fil des années, suite aux lobbies des plus “doués” et des institutions internationales (n’oublions pas encore la confession du président Bill Clinton devant le sénat américain et son rôle dans la détérioration de la production nationale de riz). Lesly Delatour a fini de transférer une fonction essentielle et souveraine de la banque centrale sous la forme d’un marché lucratif à des acteurs privés au comportement de prédateurs et de débridés qui eux aussi vont négliger leur fonction essentielle celle de faire de l’intermédiation bancaire.
Voilà ce qui s’est passé en 30 années. La détérioration n’est pas prête de s’arrêter et nous n’avons pas les moyens et le courage politique de revenir à ce que nous faisions.
A part le dilemme de la production, je n’ai pas considéré non plus l’argumentation des déficits budgétaires successifs pouvant causer aussi la décote de la gourde. Elle est très chère au FMI qui prescrit la même médication classique à tous ses « patients ».
En guise de conclusion, je reconnais que le retour au point de départ serait réellement très pénible et risquer. Pour ce faire, il faudrait une volonté politique courageuse à nulle autre pareille. Trop d’intérêts seraient remis en question pour doter à nouveau la Banque Centrale de son pouvoir souverain et sans faille pour la monnaie.
1) Il faudrait affronter le FMI avec toutes les conséquences de représailles qui s’en suivraient. Le FMI ne croît qu’en ses propres “guidelines ” et schémas. Je ne connais un interlocuteur haïtien assez coriace pour les convaincre, obtenir gain de cause. Le FMI pactise avec l’économiste dont le son est accordé à son diapason. Pas d’autre son, “son dépaman” dans l’orchestre dit l’adage.
2) Les intérêts énormes des institutions financières (banques, bureaux de change etc.) seraient mis en jeux, car le plus fort de leur revenu est projeté sur leurs transactions de change . Ces dernières seraient seulement et dorénavant des intermédiaire de la banque centrale et gagneraient quelques centimes par transaction. Les Supermarchés et autres informels ne devraient plus s’adonner aux transactions de change sauf des agents autorisés et reconnus au service de la Banque Centrale.
3) Les transactions (dépôts, retraits, prêts, paiements,) sur toute l’étendue du territoire seraient exprimées et effectuer seulement en gourdes incluant les loyers, les paiements par cartes de crédit et toutes la kyrielle.
4) Les demandes de devises étrangères seraient autorisées exclusivement par la Banque Centrale qui en évaluerait l’opportunité. Cette dernière s’équiperait du personnel adéquat pour fournir en temps réel un tel service.
Un adepte suggérait dans ces temps de lobby en faveur des idées prônées par les « Chicago boys » que l’on gardait son pouvoir d’achat et son épargne dans la meilleure devise. Un souci et anticipation pareille ne seraient pas de mise quand le citoyen a la perception que sa banque centrale est forte, est au contrôle et a les moyens de sa politique.
Voici ce que je crois que mes plus de trente années de service de banque m’autorisent à proposer, si nous voulons stopper cette chute aux enfers de la valeur de la gourde haïtienne qui n’est pas prête de s’arrêter.
Guy Laudé
Email : guy.laude54@gmail.com
Le 28 juillet 2015