Après sa libération le peuple haïtien n’eut qu’un seul souci : celui de s’aligner au rang des autres puissances dans le moule occidental (1). Or il se heurta à l’hostilité générale des autres nations parce que par sa seule constitution ethnique il n’était rien d’autre qu’un défi à la conception des humanités blanches qui prévalait même dans cette Amérique multicolorée. Il devint alors le champion de l’égalité des races humaines dans un univers où la servitude et l’esclavage étaient la loi et la charte du travail. Et pendant longtemps, pendant près de trois quarts de siècle sur une existence nationale de cent cinquante ans, Haïti fut obligée de livrer une autre bataille contre le parti pris sournois, les préjugés stupides, l’antipathie sourde du monde entier parce qu’elle était le symbole de l’insubordination contre l’ordre des choses établi, la négation de la soumission à la servilité, l’exemple néfaste d’une colonie qui avait osé s’insurger contre sa métropole, — et quelle métropole, celle qui fut régie à l’aube de ce dix-neuvième siècle par Napoléon Bonaparte, le conquérant invincible qui n’avait pas encore connu la retraite de Moscou et qui ne pouvait pas prévoir le désastre de Waterloo. Oui, nous fûmes l’exemple contagieux dont moins de vingt-cinq ans plus tard on vit la puissance par l’explosion du formidable mouvement d’émancipation des immenses territoires au sud du rio Grande. N’est-il pas vrai qu’il ne serait pas exagéré de prétendre qu’à l’instar des Etats-Unis du Nord nous fûmes le point de départ de la commotion qui détruisit l’empire hispano-américain ? En tout cas les faits semblent en porter témoignage. N’est-ce pas notoire en effet que lorsque Bolivar essuya sa première défaite ce fut chez nous qu’il vint puiser le réconfort spirituel et l’aide matérielle en armes, en munitions et même en matériel humain ? D’ailleurs, avant même que nous vinssions à la vie politique nos aïeux, les volontaires de Saint-Domingue ne suivirent-ils pas le comte d’Estaing en allant, en 1776, au secours des Américains du Nord en pleine bataille d’indépendance contre l’Angleterre ? D’obscures pionniers nègres et mulâtres d’Haïti, préfigurant la coopération panaméricaine, mêlèrent leur sang et leurs os à ceux des soldats de George Washington en Georgie, sur les bords de Savannah…
Toujours prêts à nous dévouer, ne répondîmes-nous pas à l’appel de l’abbé Grégoire, qui imagina possible d’organiser un corps expéditionnaire de volontaires haïtiens pour aller, en 1825, aider les Grecs à s’affranchir de la tutelle ottomane ?
Que signifie cette tendance à s’offrir en holocauste pour la sauvegarde de la liberté si ce n’est l’expression profonde du sentiment qu’aucun homme n’est fait pour appartenir à d’autres hommes, que si par le malheur des temps et la complicité des embûches historiques de tels liens sont dénoncés quelque part le premier geste de mon peuple, sa première impulsion, c’est d’offrir son aide pour rompre cette dépendance en quelque lieu que l’événement se passe et quelque risque que comporte notre démarche.
Voilà de quelle fibre me paraît tissée l’âme haïtienne.
Il va sans dire qu’une pareille manière d’être collective recouvre une sorte de donquichottisme émotionnel qui est la négation la plus flagrante des conditions réalistes et plates de l’âge moderne.
C’est de quoi nous fîmes l’amère expérience au cours de notre existence nationale inquiète et tumultueuse.
Et d’abord, au départ, pour que la France renonçât à toute revendication territoriale chez nous et à tout retour à l’ancien régime nous consentîmes à payer en 1825 une indemnité de 150 millions de francs or, soit 30 millions de dollars non dévalués, sous forme d’indemnité aux colons dépossédés. Ce fut à ce prix que Charles X accepta de reconnaître notre indépendance. Pour faire face à nos engagements pendant les treize premières années et celles qui suivirent nous trébuchâmes de décade en décade dans les ornières des expédients de fortune. Emprunts onéreux et improductifs, cours forcé et papier-monnaie déprécié, changes erratiques et finances avariées dans un pays de monoculture et d’outillage désuet, tel fut le tableau peu réjouissant de la situation haïtienne pendant de nombreuses années. Il faut ajouter à ces maux l’influence néfaste des compétitions sans cesse renaissantes des forces d’action et de réaction rétrogrades qui instaurèrent dans le pays un climat de guerre civile endémique. C’est dans cet état de malaise et d’embarras que par euphémisme on appelle maintenant « sous-développement » que le vingtième siècle est venu nous surprendre pour nous confronter avec les problèmes inéluctables d’organisation de l’Etat moderne.
C’est avant tout la nécessité d’équiper la communauté de telle façon qu’elle puisse justifier son appartenance à la civilisation occidentale. Organisation d’un système d’éducation à tous les degrés, réglementation de l’hygiène publique et privée, application des principes de l’urbanisme, aménagement des moyens de communications intérieures et extérieures, défense du territoire et système de sécurité, etc., ce sont au minimum les principaux signes par quoi se reconnaît la marche du progrès dans ce monde où la technique prévaut à tous les stades et où la curiosité humaine tente d’escalader les astres à l’assaut de l’inconnu et peut-être de l’inconnaissable. Dans ces graves conjonctures internationales Haïti se trouve en face d’un certain nombre de problèmes dont les plus urgents résident dans la surpopulation, la raréfaction du sol arable et l’analphabétisme.
En cent cinquante ans la population a passé de quatre cent mille âmes environ à près de quatre millions d’individus pour 28 000 kilomètres carrés. En certaines zones la densité atteint ou dépasse deux cents habitants par kilomètre carré. Cette surpopulation menace de s’aggraver de décade en décade, étant donné la lutte victorieuse que le service de santé mène contre les maladies endémiques, particulièrement dans les zones rurales, telles que la malaria, la syphilis, le pian, etc. Mais le surnombre engendre le phénomène de déboisement des montagnes par les populations, qui arrachent à la terre leurs moyens de subsistance tandis que la dénudation du sol entraîne vers la mer la couche arable par érosion. Tel est le drame que nous vivons sous les tropiques.
Cependant, malgré cette angoissante situation, Haïti s’évertue à jouer sa partie dans le concert des nations modernes, avec toute sa volonté forgée sur l’enclume des épreuves et des obstacles. Elle est obstinément résolue à vaincre quand même pour être fidèle aux impératifs de ses origines. Elle est dominée par une mystique qui l’embrase et conditionne ses activités. Elle croit malgré tout et par-dessus tout qu’elle est chargée d’une mission ardue et difficile, celle de communiquer au reste des hommes sa foi en l’unité fondamentale de l’espèce humaine. C’est l’enseignement qui s’incarne en sa propre existence. Dois-je dire que la science se fait complice de son idéologie ?
Elle croit que toute créature humaine est faite du même limon de la terre, mais allégée de je ne sais quelle étincelle divine qui l’habilite à s’élever au plus haut point dans l’échelle des valeurs.
Elle croit que tous les hommes, de quelque coin de la planète qu’ils viennent, à quelque variété de l’espèce qu’ils appartiennent, quel que soit l’aspect morphologique par quoi ils se distinguent les uns des autres, portent tous la croix des mêmes péchés de vanité et d’outrecuidance et sont tous cependant associés au même destin de la chair putrescible et de l’esprit indestructible. Elle croit qu’une rédemption nous est offerte à tous si nous voulons nous envoler sous la bannière de la fraternité humaine.
Jean Price-Mars Ambassadeur d’Haïti en France
(1) Communication présentée le 11 décembre à l’Académie diplomatique Internationale