Pascal est le premier philosophe à avoir associé dans sa réflexion la folie et le pouvoir. Pour lui, la passion de la légitimité qui anime les sociétés modernes vire au délire, sous couvert de raison. Comment comprendre que gouvernants et gouvernés soient victimes d’une croyance folle dans leur bon droit ?
Ce lien entre pouvoir et folie repose toutefois sur un partage des rôles entre les gouvernants et les gouvernés qui n’a rien d’évident. Aux excès en tous genres de ceux d’en haut répondrait la solide santé mentale de ceux d’en bas. Or Foucault nous a aussi appris qu’il est dans la nature du pouvoir de se diffuser dans la société tout entière sans qu’il soit possible d’isoler un lieu ou des caractères qui échapperaient totalement à son emprise. Comme le partage entre raison et folie, la différence entre normalité populaire et pathologie élitaire ne résiste pas au soupçon qui s’éveille à chaque fois que quelqu’un réclame pour lui-même l’exclusivité du bon sens. De là un autre diagnostic, sans doute plus caractéristique de notre époque, selon lequel nous serions tous plus ou moins fous dans la mesure où nous serions aliénés à un pouvoir qui se glisse jusque dans les replis de notre psychisme. Parmi beaucoup d’autres jugements de ce genre, on peut citer celui du Comité invisible, selon lequel le but du système capitaliste d’aujourd’hui serait d’« établir par la science et l’industrie une société prospère, intégralement apaisée. Quelque chose comme un paradis terrestre organisé sur le modèle de l’asile psychiatrique ou du sanatorium ».
La publication de Haïti : la drôle de guerre électorale (1987-2017) m’a permis de révéler à celles et ceux qui prétendaient l’ignorer « le cens caché » de l’establishment politico-financier de la République de Port-au-Prince et de l’étranger. Comme tout le monde dénonce à cor et à cri le « système », j’ai expliqué, à l’émission Le Point de Radio-Télé Métropole, le mardi 10 décembre 2019, pourquoi tous les acteurs de la classe politique, du secteur privé des affaires et de la société civile critiquent sévèrement ce système tant décrié et dont personne ne souhaite réellement l’effondrement ni l’émergence d’un nouveau système moins inégalitaire, moins injuste et plus moderne. Ne voulant plus être une voix prêchant dans le désert haïtien, j’ai choisi de me taire, laissant ainsi les morts ensevelir leurs morts.
Mais le caractère tragique du coup de force du 6-7 juillet 2021 et la gestion grotesque du dossier de l’assassinat du président Jovenel Moïse, du dépeçage sauvage de son cadavre et de la tentative d’assassinat sur la personne de son épouse par le présumé commando soulèvent même l’indignation de ses adversaires les plus farouches. Comment rester indifférent face à ce crime politique odieux qui ouvre la voie à une opération de police internationale !
Par l’élimination physique d’éminentes personnalités politiques (chefs de partis, ministres, sénateurs, députés, maires, etc.), de journalistes célèbres, de syndicalistes, de religieux, de professeurs, d’étudiants et de socioprofessionnels de tous ordres, ainsi que les massacres de paisibles citoyens dans les centres urbains et dans les zones rurales, les régimes politiques post-1986 ont commis des crimes horribles rappelant les pires moments de la dictature de Papa Doc.
Les exécutions sommaires, les massacres, les actes de kidnapping et de viols collectifs, de même que la guerre des gangs de ces derniers temps, ont porté la barbarie de la quotidienneté politique à son paroxysme.
Dès lors, on était en droit de penser que rien ne pouvait plus choquer la société haïtienne déjà traumatisée. La lutte pour le pouvoir opposant les deux ailes du régime Tèt kale, la peur des oligarques et le crétinisme des conseillers politiques du président Jovenel Moïse ont permis aux professionnels du crime organisé de mettre en évidence la déliquescence de l’État haïtien.
La tragédie du 6-7 juillet 2021 aurait pu être considérée comme un acte politique banal, une simple révolution de palais. Mais la furie avec laquelle les exécutants de cette sale besogne ont dépecé leur proie rappelle étrangement le sort macabre infligé au président Vilbrun Guillaume Sam, le 28 juillet 1915, par une population déchaînée. Ne nous méprenons pas, car au-delà du fait que cette situation d’anarchie sanglante avait conduit au premier effondrement de l’État néopatrimonial haïtien et que maintenant des bottes étrangères pourraient, une fois de plus, fouler le sol national, la comparaison s’arrête là. Le coup de force du 6-7 juillet 2021 s’apparente plutôt au drame du 8 août 1912 quand des gens assoiffés de pouvoir firent sauter le Palais National afin de se débarrasser du président Cincinnatus Leconte.
Contrairement à ce dernier qui disparut dans les flammes avec trois cents soldats, aucun agent de sécurité rapprochée du président Jovenel Moïse n’a été égratigné. Only in Haiti… Ce singulier petit pays où les dirigeants de facto nous prennent tous pour des canards sauvages !!!
Après l’effondrement de l’État fragile haïtien en 1994 et en 2004, en deux occasions en l’espace de dix ans, les élites politiques, économiques et sociales avaient l’obligation morale de mettre en place les mécanismes institutionnels permettant de résoudre nos conflits socio politiques sans recourir à la violence. Mais le spectacle répugnant de la nuit du 6 au 7 juillet 2021 montre, une fois de plus, notre incapacité à nous débarrasser de nos vieux démons…
La mort d’un homme est la mort de l’Homme. Les errements du président Jovenel Moïse ne sauraient justifier son exécution brutale. Je condamne fermement son assassinat et j’en appelle aux forces vives du pays pour leur demander d’exiger des autorités en place que toute la lumière soit faite sur ce crime crapuleux, de même que sur les assassinats récents de personnalités en vue et les massacres du Bel-Air, de La Saline et d’autres banlieues de la capitale et des villes de province.
Folie réservée aux puissants ou folie généralisée ? Pathologie irrationnelle et ancestrale de ceux qui gouvernent ou délire ordinaire entretenu par la rationalisation extrême des modes de vie contemporains ? L’opposition est factice dans la mesure où, ici et là, c’est moins de la folie comme telle qu’il est question que du fonctionnement psychique du pouvoir. Que le pouvoir rende fous ceux qui le détiennent ou ceux qui le subissent est moins important que l’opinion selon laquelle il produit du délire partout où il opère.
Toutefois, pour la folie des gouvernés qui voudraient n’obéir qu’à un pouvoir épuré de tout signe et délesté de toute violence. Reste la folie des gouvernants, que Pascal n’a pas moins étudiée que celle du peuple.